vendredi 25 novembre 2011

Erasme en Italie

Erasmus, Holbein, 1523, Louvre

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  ENCRES D'ANTAN - chroniques littéraires & philosophiques
parues dans LIVRES / BÜCHER, supplément littéraire mensuel du quotidien 'tageblatt' 

ERASME EN ITALIE
L'humaniste du nord au pays de Valla

Lorsqu’en été 1506 il se met enfin en route vers le sud, Erasme réalise un souhait ardent vieux de vingt ans et à plusieurs reprises déçu : faire le voyage de l’Italie. Quelle Italie ?

Et cela commence mal. En traversant les Alpes vers Turin, tout en haut dans la sauvage montagne, parmi cols & ravins, Erasme a un gros coup de blues. Nous en connaissons la raison et les détails, car notre voyageur a tout noté dans un long poème de 246 vers, le « De senectute carmen » (le chant de la vieillesse), une mélancolique méditation sur la fuite du temps et sur le sens de la vie et de la mort.

Erasme n’a pas encore quarante ans, sa renommée est en train de s’étendre à toute l’Europe savante et lettrée, les meilleurs esprits d’Angleterre, de France, de Hollande, d’Allemagne, d’Espagne, etc., s’intéressent à ce brillant auteur d’un best-seller, sa première œuvre publiée en 1500 chez J.Philippi à Paris : les « Adages », un recueil de plus de 800 tournures proverbiales empruntées aux auteurs anciens et commentées par Erasme avec une riche et souveraine érudition, œuvre à laquelle il n’arrêtera pas de travailler, une sorte de livre permanent comme seront les Essais de Montaigne, augmentant, corrigeant, nuançant, au fil du temps, au gré de ses réflexions et des événements dans le monde. 

Mais pour le moment notre auteur se morfond, fait une pause dans son élan, doute de lui-même, médite, se lamente sur le temps perdu & la vieillesse imminente, après le printemps, dit-il avec la mauvaise foi de la déprime, après le printemps voici l’hiver, zappant et l’été et l’automne…

Il poursuit son chemin, descend dans la vallée, et le voici à Turin, où aussitôt on lui offre (sans qu’il l’ait demandé, dit-il) le bonnet de docteur en théologie. Car les Italiens ont lu son « Enchiridion militis christiani » (Le manuel du soldat chrétien) dans lequel il avait défini en 1500 avec une audace certaine une nécessaire réforme de la religion catholique, une bonne quinzaine d’années avant le scandale de Luther.

Ils savent aussi qu’Erasme, il y a quelques mois, a publié un petit livre d’un des leurs : Lorenzo Valla (1407-1457), dont par le plus heureux des hasards il avait découvert à Louvain un manuscrit avec des annotations sur le Nouveau Testament, texte dans lequel Valla suggère qu’il faudra revoir et corriger le texte de la Bible, mal traduit et plein d’erreurs. De l’examen philologique et historique des textes à une mise en question philosophique et temporelle des vérités « éternelles », il n’y a qu’un pas.

Ce pas, Erasme sera un des premiers à le franchir, à sa manière, efficace et sans gesticulations, en travaillant pendant une dizaine d’années sur une nouvelle traduction (à partir du grec) de l’intégralité du Nouveau Testament. 

De tout cela Erasme discutera avec ses interlocuteurs en Italie, la patrie première de l’humanisme ; on le verra à Bologne, à Florence, à Padoue, à Rome. Mais nulle part, ni dans son œuvre ni dans son abondante correspondance, il ne parlera de cette splendide Italie de la Renaissance, avec ses Raffael, ses Michelange et sa basilique de S.Pierre : c’est que cette Eglise triomphante n’est pas du tout à son goût – et bientôt il en parlera avec une belle & volubile colère.
Non, l’Italie qui l’intéresse est toute en papier !

Et il trouve un endroit où il sera dans son élément : l’imprimerie d’Alde Manuce à Venise, et il y passera huit mois comme hôte du fameux imprimeur-humaniste.

Séances de travail fébriles, débats philologiques, projets d’édition, et dans le brouhaha des ateliers vénitiens Manuce dirige les travaux, et Erasme écrit, écrit.

Dans une intense complicité les deux compères travaillent sur de nouvelles éditons des auteurs classiques : Sénèque, Plaute, Térence, et Erasme tout en lisant & relisant, corrigeant les épreuves, augmente considérablement son livre des « Adages » qui ressortira chez Manuce en 1508, passant de 800 chapitres à 4151. (*)

Puis en été 1509, c’est la fin de ce fructueux séjour italien, Erasme se remet en route vers le nord, tonifié, enthousiaste, et chevauchant à travers les Alpes, pendant des jours et des jours, dans sa tête il compose ce qui va devenir son chef-d’œuvre : « L’Eloge de la folie ».

Avec exubérance et avec une érudition jubilatoire, mais insistance aussi, et insolence et même colère, Erasme par la voix de la folie – car le Je de ce joyeux sermon c’est la Moria, la folie – fustige les travers de l’humanité, faisant une satire acerbe des docteurs, professeurs, poètes, orateurs, théologiens, cardinaux et évêques, sans oublier le pape, qui en prend gros pour son grade...

Mais cette œuvre, écrit le spécialiste érasmien J.C. Margolin, « cette œuvre, conçue avec légèreté dans un moment d’optimisme, n’a pas fini de délivrer son message polyphonique, car, derrière la satire de toutes les folies humaines, se profile une conscience ironique de soi, où Socrate, Salomon et le Christ se trouvent réconciliés ».

La vraie sagesse, c’est la folie, c’est elle qui nous donne l’énergie de vivre, le goût du bonheur, et nous rend créatifs et entreprenants, c’est elle qui nous conduit à l’égarement de la vraie piété.

Lambert Schlechter

(*) sensation éditoriale: l'ensemble des ADAGES (5440 pages) vont paraître en cinq volumes aux éditions Les Belles Lettres, dans quelques jours, début décembre 2011
 


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