vendredi 26 décembre 2014

pour quelques moments...

Nicolas de Staël, Ciel à Honfleur




Dans toute histoire d’amour il y a toutes les histoires d’amour, bien qu’aucune histoire d’amour ne ressemble à une autre histoire d’amour, et si on fait l’inventaire des histoires d’amour, on constate qu’il n’y en a que très peu, parmi toutes les histoires, il y en a très peu d’amour, les histoires d’amour sont dans les livres, et tout est menti, mais ce sont des mensonges plus vrais que la vérité, la vie n’est jamais vraie, seule la mort, pour toujours, est vraie, seul l’amour, pour quelques moments, est vrai, après leur séparation Johann/Werther et Lotte se revoient une seule fois, Lotte avait dit : trotzdem werden die beiden immer zusammenbleiben [et pourtant ces deux-là resteront toujours ensemble], elle dit ça dans un roman, et à propos d’un roman, et c’est pour cela que c’est vrai.


Le murmure du monde, vol. VII - inédit 


 

mardi 23 décembre 2014

fatale mission...

Nicolas de Staël, The Sun, 1952





Fax de félicitation en pleine nuit, elle me donne une bonne note, la meilleure note possible pour mon petit traité sur la deuxième personne du singulier, la plus terrible des personnes, le tu qui tue, et mon évaluation explicitement négative de la cure de sevrage, elle prend ça pour de la littérature, mach weiter so, et en pleine nuit je m’effondre physiologiquement & métaphoriquement, un gigantesque hélicoptère, pétaradant horriblement, atterrit dans la prairie juste à côté de ma maison, et je comprends que cela fait un moment qu’ils m’ont dans le collimateur, ils sont en mission pour m’arrêter, littéralement, le chef déplie le papier de mission, me regarde droit dans les yeux (j’ai les yeux voilés, je le vois mal) et dit avec impassible jovialité : ici ça s’arrête, ici tu t’arrêtes, tu ne continues pas à continuer, et je comprends que le gag de la vie ici s’étrangle, j’ai juste le temps de penser : c’est sans doute elle qui les envoie pour que, enfin, je me taise.

Le murmure du monde, vol. VII - inédit 


dimanche 21 décembre 2014

mortifère sevrage

Nicolas de Staël, La lune, 1953



Qu’elle ne comprend pas, dit-elle, mon petit traité sur la deuxième personne du singulier, qui est la plus terrible de toutes les personnes, et je ne peux pas lui expliquer, parce que je ne me rappelle plus ce que j’ai écrit, dès que j’ai écrit quelque chose, j’oublie ce que j’ai écrit, je lui dis : ce que j’ai écrit, ce n’est pas important, j’étais dans un état de paumerie assez flagrant, ça fait des murmures & des lallations, je cherche mes mots, et les langues me fourchent, ça donne des bribes de parler toscan et des lambeaux de patois letton, pour dire que la cure de sevrage est une faillite, la cure de sevrage ne me convient pas, la cure de sevrage phagocyte mes molécules une par une, et les refrains que j’arrive encore à fixer figer au bout de ma plume préparent la parodie de mon auto-oraison funèbre passablement kitsch

Le murmure du monde, vol. VII - inédit




samedi 20 décembre 2014

passagères pénitences...

Garçon, XIXe siècle, peintre non identifié



C’est une indécelable gesticulation en dedans que l’on se met en devoir de cultiver, l’incrédulité, on ne veut pas se faire avoir, on veut être souverain devant les péripéties & les revirements, on prétend prévoir les retours de manivelle, et quand ça cogne, on dit : je l’avais bien dit, on veut bien finalement clamser, mais renseigné, par scrupule & précaution on continue à poser de bonnes questions, celles de préférence qui obtiennent réponse, quel est cet oiseau qui fait son morse sur la même note en quatre sons brefs, et tout le temps il répète ça, tellement plus loquace que le coucou, c’aurait été tellement gratifiant d’être ornithologue, mais c’est une tâche de toute une vie, comme apprendre le chinois, quand as-tu vu pour la première fois, vraiment vu et d’assez près, je veux dire nettement et sans ombre ni voilement, vu franchement une fille pisser, les garçons n’en savent rien comment les filles pissent, ils sont tout curieux & fascinés, et essayent sans cesse de savoir, quelques privilégiés ont obtenu qu’une fille leur montre, franchement & de tout près, en gros plan, ils en parlent comme d’une expérience mystique, en effet, le terme qui convient, c’est révélation, plus tard les théologiens se sont approprié le terme avec le succès qu’on sait, mais à l’origine, c’était une affaire de déculottement et d’écartement des cuisses, quand on avait dit ou fait ou seulement pensé des choses impures, on obtenait l’absolution en récitant cinq ou dix ou vingt Ave Maria, après on était purifié, on avait l’âme légère, mais ça ne durait pas, les pensées impures revenaient, on ne pouvait s’empêcher à penser à des filles déculottées, donnant à voir leur secret trésor, et l’âme se troublait, et la quéquette se mettait debout, et on avait mauvaise conscience, mais c’était si bon, et l’ange gardien se mettait à chialer et on disait à l’ange gardien de regarder ailleurs pendant qu’on frictionnait la palpitante tige, et la sève bouillonnante montait et finit par jaillir et on l’attrapait dans un mouchoir ou la répandait sur le plancher, et ça ferait encore des Ave Maria, je suis mauvais mauvais mauvais mais c’est si bon, plus tard on ferait ça dans les filles, et on se demandait comment les filles pouvaient accepter ça

"Inévitables bifurcations", chapitre 72 - inédit