dimanche 30 août 2015

Quand Dieu exauce les prières...

saint Hilaire de Poitiers


Une anecdote religieuse (‘édifiante’, diraient les croyants) insérée dans les « Essais » I, XXXIII,  je dirais : fourvoyée ; la voici résumée (en italique les mots de Montaigne, que lui-même prend sans doute en grande partie dans le livre où il vient de la lire : « Annales d’Aquitaine » de Jean Bouchet).

Saint Hilaire, Père et docteur de l’Église, évêque de Poitiers, au IVe siècle, était en voyage en Syrie quand il apprit que sa fille unique Abra avait été demandée en mariage par un Seigneur du pays. Aussitôt il écrivit à sa fille de renoncer aux plaisirs et avantages qu’on lui présentait, et qu’il avait trouvé pour elle un parti bien plus grand et plus digne : un mari de bien autre pouvoir et magnificence, qui lui ferait présent de robes et de joyaux de prix inestimables.  Le dessein du saint évêque était de faire perdre à sa fille le goût et usage des plaisirs mondains, pour la  joindre toute à Dieu ; mais à cela le plus court et plus certain moyen lui semblant être la mort de sa fille, il ne cessa, par vœux, prières et oraisons de faire requête à Dieu de l’ôter de ce monde et de l’appeler à soi.

Et c’est ainsi que cela se passa. Car bientôt après son retour, elle lui mourut, de quoi il montra une singulière joie.

La femme de saint Hilaire, apprenant que la mort de leur fille était due au dessein et volonté du père, en conçut une si vive attirance de la béatitude éternelle et céleste, qu’elle sollicita son mari avec une extrême instance d’en faire autant pour elle. Et, Dieu à leurs prières communes l’ayant retirée à soi bientôt après, ce fut une mort embrassée avec singulier contentement commun.

Anecdote, donc, édifiante qui invite à l’imitation.

Et toute l’horreur de la religion.

Difficile de comprendre pourquoi Montaigne nous met ça dans son livre, et surtout : sans aucun commentaire.

Que n’a-t-il senti derrière cette lamentable histoire, en filigrane, l’hystérique & brutale injonction de Jésus qui nous demande de quitter père et mère et femme et enfant, pour le rejoindre, lui, au Royaume des Cieux (voir Marc, 10, 29 et Matthieu 19) ?


Tu aurais dû dire, Michel, avec le franc parler qu'on te connaît : Perverse & maléfique religion.


FRAGMENTS SUR LES ESSAIS
Montaigne dans le texte


.

dimanche 23 août 2015

les fourmis s'accrochent...

Turner, Snow Storm, 1842



chapitre XIV


1.
Depuis quelques jours trois ou quatre fourmis circulent assidument d’un bout à l’autre de ma table de travail sur la terrasse, tout à fait fascinées par la macule qu’a laissée une pêche pourrissante. Quand je veux déplacer un livre, pour ne pas les blesser, je leur souffle dessus très fort pour les déplacer mais elles s’accrochent.

2.
Ainsi toujours & encore il serait question de littérature, mais cela concerne moins de 0,29% de la population, but still it happens, au gré d’un feuillettement, fascinantes imbrications de spectres d’auteurs et de protagonistes sur une page de Vasco Graça Moura, bribes d’une conversation à la terrasse d’un bistrot à Istanbul, choses dites choses écrites, Jonas fut avalé par la baleine de la littérature, sinon il serait mort, les trois palmes dans les bacs en béton agonisent, les pigeons font claquer leurs ailes, un roquet lève la jambe et pisse contre le pneu de la Chevrolet, c’est Auerbach qui parle, lunettes glissées au bout du nez, dites-vous bien que le monde n’est qu’une copie des livres, et sans cesse des klaxons et des vociférations, il se réfère au pseudo Umbranus, et précise : dans « De crepusculis », livre III, chapitre 27, ils en sont à leur troisième verre de whisky, nihil est in mundo quod prius non fuerit in libris [rien n’est dans le monde qui n’aurait pas d’abord été dans les livres], dans la pénombre de ce soir d’automne, en 1944, sur la terrasse stambouliote, sièges en rotin pourri, parasols délavés et troués, ils débattent sur la réalité et sa transfiguration dans la fiction, va-et-vient entre la fabulation et l’insurmontable opacité du monde, le cendrier Martini déborde, la petite coupe ovale en terre cuite est vide, les dates sont mangées, les jours s’oblitèrent, le siècle s’équivoque, le ciel est bleu, la terrasse est maintenant à l’ombre, Auerbach remet sa veste noire effrangée aux manches, si Ulysse, dit le rouquin, si Ulysse n’avait pas eu de cicatrice, Homère ne l’aurait pas fait reconnaître par la servante, mais non mais non, Ulysse en avait une parce qu’Homère la lui avait donnée, sur mille champs de bataille la guerre fait rage, cervelles explosent, ventres éclatent, les cheminées des crématoires rejettent vers le firmament leur lait noir, schwarze Milch, on imagine facilement Ulysse se faire sucer par la divine Circé, la nuit tombe sur le Bosphore, Moura referme sa page.

3.
Une femme Son regard son sourire son corps sa peau son sexe sa jouissance, c’est l’élémentaire lexique du plus beau bonheur de ma vie. La plénitude, c’est quand on ne veut rien d’autre & rien de plus. En disant cela, aussi simplement & aussi solennellement, je sais que je dis quelque chose que peu d’hommes, très peu d’hommes, disent ou ont dit. Le reste est littérature.

 4.
Comment est-ce que je pense ? Pourquoi est-ce que je pense ce que je pense ? D’où viennent mes idées ? Comment sont-elles produites ? Comment fonctionne ma manière de penser ? Où s’enracinent mes convictions fondamentales ? Questions que quiconque pense peut ou doit se poser.
Montaigne y a réfléchi, avec une originalité et une profondeur, comme jusque là aucun penseur ne l’avait jamais fait.
Ma manière de penser est en moi dès le départ, ma Weltanschauung est fondée et structurée dans mon esprit, mes idées proviennent d’une source primordiale et originaire, et ensuite ces idées, rencontrant les idées d’autrui, s’en trouvent enrichies et fortifiées.
Il exprime cela dans un passage essentiel et matriciel dans le XVIIe chapitre du IIe Livre et il faut savourer chaque mot, chaque tournure : les plus fermes imaginations [idées / conceptions / convictions] que j’aye, et generalles, sont celles qui, par manière de dire, nasquirent avec moy. Elles sont naturelles et toutes miennes. Je les produis crues et simples, d’une production hardie et forte, mais un peu trouble et imparfaite ; depuis que les ay establies et fortifiées par l’authorité d’autruy, et par les sains discours des anciens, ausquels je me suis rencontré conforme en jugement : ceux-là m’en ont assuré la prinse, et m’en ont donné la jouyssance et possession plus entiere.
Sur l’écriture, sur la lecture, en trois mille ans, on n’avait jamais rien écrit de pareil.

5.
Si l’on voulait établir la liste des hommes qui ont déclaré avoir été heureux avec ou à cause d’une femme, la liste serait infiniment plus longue du côté négatif que du côté positif. Parmi les écrivains et poètes que je côtoie & cultive sans cesse, si peu nombreux sont ceux qui auront été, à cause d’une femme, heureux.



6.
On ouvre son Eckermann (nouvellement acquis en même temps que la nouvelle acquisition de l’œuvre complète de Goethe, Hamburger Ausgabe, 14 volumes), au-delà de la page 700, pour lire le tout dernier entretien, le 11 mars 1832 le maître mourra onze jours plus tard, le 22 mars.
Abends ein Stündchen bei Goethe in allerlei guten Gesprächen…
Ils parlent de la Bible, des apocryphes, de l‘Église, du clergé (un anticléricalisme qui dans sa violence rappelle celui d’Érasme), de la doctrine, de la foi, de l’éthique, de la Aufklärung, de Luther, du protestantisme, des sectes, des grands hommes d’avant le christianisme, en Chine, en Inde, en Perse, en Grèce, des créations de Mozart, Raffael, Shakespeare bref, sur quatre pages, un vaste & solennel tour d’horizon sur des sujets essentiels : cela pourrait être la synthèse ultime (et définitive) de la pensée goethéenne en matière de religion.
Or, déception. Les commentateurs, dès la parution du livre, trois ans après la mort de Goethe, expriment les plus grandes réserves sur l’authenticité de ces déclarations du maître (völlich ungoethisch) et décèlent de substantielles interventions d’Eckermann, qui tente, dans ce dernier chapitre des entretiens, de donner sur les positions religieuses de Goethe une image lénifiante et déformée.
En ce qui concerne Jésus, Eckermann en son temps, avait essayé de dissuader Goethe de publier dans le Nachlass ce fameux poème du « Divan » dans lequel le poète, d’une façon si abrupte et lapidaire, nie la divinité du Christ :
                Jesus fühlte rein und dachte
                Nur den einen Gott im stillen
                Wer ihn selbst zum Gotte machte
                Kränkte seinen heil’gen Willen
                (…)
                Mir willst du zum Gotte machen
                Solch ein Jammerbild am Holze
[traduction littérale: Jésus sentait purement et ne pensait / en silence (ou: tranquillement) que le seul Dieu (le Dieu un) / (celui) qui le transforma en Dieu (fit de lui un Dieu) / outrageait sa sainte volonté (…) Tu veux me faire un Dieu / de cette image de misère sur le bois (de la croix)]
C’est l’hérésie suprême.

Un an exactement avant sa mort, Goethe avait déclaré, le 22 mars 1831, au jeune Boisserée qu’il n’avait pas trouvé de confession à laquelle il aurait pu entièrement adhérer, keine Konfession gefunden, zu der ich mich völlig hätte bekennen können

7.
Elle dit : Si je viens chez toi, tu voudras me déshabiller. 

8.
Goliarda, je ne sais pas encore comment & pourquoi elle est morte ; on la trouva, un jour d’août 1996, au bas de l’escalier de la maisonnette de Gaeta, sur la côte tyrrhénienne. Elle n’a jamais tenu dans ses mains son livre « L’Arte della gioia ».

9.

Depuis quelques jours, chaque matin, je m’assieds dehors sur ma terrasse soleilleuse, sous le parasol. Je me dis : C’est le dernier jour, cette année, où tu t’assieds dehors sur la terrasse soleilleuse, puisque dès demain, ce sera l’automne & la froidure. Puis le lendemain, encore, je m’assieds dehors, il fait soleil. Encore un jour où je ne suis pas mort. Je me suis, sous le typhon, comme les fourmis, accroché.

10.
Le grand livre des shunga, je l’ai ouvert au milieu et posé sur le chevalet, double page avec une estampe (1817) de Katsushika Hokusu, femme nue dans une posture acrobatique étalée sur le ventre de l’homme, vulve béante parmi le foisonnement des poils, l’homme la pénètre de son doigt et de son sexe, elle a la tête renversée dans un abandon éperdu, bouche entrouverte, yeux clos, elle jouit.

LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS
chap. XIV



mardi 18 août 2015

mille contraires façons de vie...

Soulages, Lithographie XXIX, 1972


chapitre XIII
  
1.
Les sermons sur l’assomption de la Vierge, ces jours-ci, un charabia aussi creux que délirant. Marie a eu la foi et est montée au ciel et nous devons l’invoquer pour lui demander assistance : avoir comme elle la foi afin d’accéder comme elle au ciel, à la droite du Seigneur.

2.
MONTAIGNE MODERNISÉ Le professeur André Lanly publie (1989 et 2002) l’intégralité des « Essais » chez Champion dans une adaptation en français moderne, repris par Quarto/Gallimard en 2009. Je viens d’ouvrir le volume : c’est illisible, je veux dire, ce qu’on lit, ce n’est pas du Montaigne.
Cette soi-disant adaptation altère du tout au tout l’inconfondable écriture du génial Gascon, lamine le ton, perturbe le rythme, escamote le lexique, fluidifie inutilement la syntaxe, cela neutralise et lénifie, bref, enlève à Montaigne ce qui fait Montaigne.
Un exemple : dans I. XXXVII, un passage où l’auteur est en train de réfléchir qu’il faut se retenir de juger autrui d’après ce qu’on est, il est écrit : et je crois et conçois mille contraires façons de vie cela devient dans l’adaptation : et je conçois et crois (A) [bonnes] (B) mille manières (C) de vivre opposées (D) .
(A)  pourquoi intervertir les deux verbes ?
(B)  pourquoi cette parenthèse incongrue ?
(C)  en quoi manière serait-ce plus compréhensible que façon ?
(D) en quoi opposé serait-ce plus clair que contraire ?

3.
Lire Shakespeare en simplified Reader’s Digest, ou Goethe en version Assimil.

4.
Tout dans la religion, presque tout dans les trois monothéismes me rebute m’écœure m’indispose me contrarie, et ma répulsion avec le temps ne cesse de s’accroître. Ce que je peux récupérer dans les Évangiles tient en une demi-page ; dans les Épîtres, deux lignes.

La religion chrétienne, la mienne, celle de mon enfance, celle de ma culture, je la trouve repoussante mais n’arrête de l’étudier, à travers les siècles, depuis le tout début. Je veux comprendre.
Comprendre, continuer à comprendre en quoi consiste ce concept tout à fait opaque de ce qu’on appelle la foi je ne l’ai jamais compris et continue à ne pas comprendre.

Comprendre et interpréter les textes sacrés, les analyser et analyser ceux qui les interprètent étudier autant les versets de la Bible que les traités des exégètes. Vaste réseau dans lequel s’activent saint Paul, Tertullien, Augustin, Averroès, Thomas d’Aquin, Bonaventure, Bossuet, Fénelon, Pascal et, plus loin, Nietzsche, Schweitzer, Bultmann, Küng, Drewermann, Sölle, et jusqu’aux écrivains : Mauriac, Greene, Bernanos, Böll, Rinser, etc.

Et dans tout cela une place spéciale pour le lecteur-interprète de la Bible qu’est Erri de Luca.

5.
Nos prêtres, curés & vicaires, je m’en souviens, soutanés de noir, consacraient leur vie à Dieu et à l’Église, et baptisent marient enterrent, et prêchent bénissent confessent, et convertissent admonestent punissent, et se masturbent dans la tristesse et le remords, vies inutiles.

6.
Le jeune Aurélien, ragazzo de banlieue, est couché nu sur le dos, jambes relevées, et le moins jeune Caligula, centurion de faubourg, s’affaire sur lui et dans lui et ne s’intéresse à aucun moment à la bite toute molle de son amant, et s’il la touche, c’est juste pour la soulever parce que les couilles cachent la vue sur l’endroit où ça se passe.

7.
Aux États-Unis, si tu voles deux cigares ou trois cannettes de bière, tu es arrêté, menotté, parfois battu, parfois à mort, surtout si tu n’as pas la bonne (non-)couleur de peau, mais si tu es télévangéliste (Robert Tilton, Mike Murdock, Kenneth & Gloria Copeland, Todd Croontz, Harry Fernandez, etc.) et que tu soutires avec de bigotes et suggestives tournures des millions des millions de dollars à des millions et des millions de croyants crédules, auxquels tu promets, personnellement, le salut de l’âme, personne ne t’inquiète, et l’office des impôts te concède l’exemption, puisque tu es le chef d’une Église, c’est sacré. Fuck religion.

8.
Caton d’Utique (95-46 av. J.C.), rigide stoïcien, Montaigne l’admirait beaucoup au début de ses travaux sur les « Essais », mais avec les années cette admiration baisse, Montaigne s’éloigne du stoïcisme (sans jamais toutefois s’éloigner de son cher Sénèque), par goût de l’épicurisme, qui n’a rien de rigide, et à partir de 1580, l’austère Caton n’est plus guère mentionné, et même à plusieurs reprises critiqué. Que philosopher, c’est apprendre à mourir, oui, mais à mesure que Montaigne avance dans son livre, il nous invite à jouir de la vie sans trop cogiter.

9.
Blaise Cendrars , l’errant des bibliothèques, emportait ses livres dans tous ses voyages, pendant des années, dix caisses immenses et immensément lourdes, puis un jour, fauché, il ne pouvait pas payer le port de Saint-Pétersbourg à Anvers, et ses livres furent vendus un à un, par un escroc russe nommé Korsakov.

10.
Dans les « Essais » Montaigne ne se réfère ni aux Évangiles ni à saint Paul, sa pensée n’a rien de religieux, ses auteurs tutélaires appartiennent tous à la païenne culture antique.

Quand il lui arrive de citer la Bible, c’est souvent le livre pessimiste & désabusé de Qohelet, un texte tout à fait non religieux fourvoyé dans le corpus des textes sacrés à la faveur de quelques ajouts pieux introduits frauduleusement par un scribe tardif.


Et quand il mentionne Dieu, c’est d’Apollon qu’il parle, ce dieu protecteur de santé et de sagesse. L’ensemble des « Essais » se termine sur une solennelle invocation du mythique & soleilleux dieu païen.

LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS
chap. XIII

vendredi 14 août 2015

cette amorce-là

Nicolas de Staël, La lune, 1953

chapitre XII


1.
Biographème du crayon couleur : à la mi-août chez le marchand de crayons je m’approvisionne en crayons couleur, marque Stabilo, trois orange et deux jaune citron, c’est les couleurs dont je fais le plus grand usage lors de mes lectures, travail du soulignement, je ne lis jamais sans souligner, repérer les endroits où revenir, je lis pour relire

2.
Matin sur la terrasse, après l’abondante averse de la nuit, bonheur pour les plantes, bonheur aussi pour les vignes sur les collines alentour, après tant de jours de soleil dardant, elles étaient exténuées, le matin ma grande table de travail en bois massif avait de nouveau séché, je pouvais étaler livres et cahiers, je lis dans « L’Ombre des figures » de Vasco Graça Moura, souligne avec le crayon orange l’expression le lent caprice des plantes, son livre posé sur le petit chevalet en bois

3.
Au bord de la plage de Guincho une femme lui demande du feu, et pendant qu’elle le remercie, il lui vient l’idée que la déshabiller n’est pas ‘cosa mentale’, alors qu’elle est déjà beaucoup déshabillée, manquent juste les seins et le bas-ventre

4.
Gide lit Bossuet sur le Congo ; Jorge Semprun lit « Absalon ! Absalon » de Faulkner (en allemand !) à Buchenwald

5.
Magique mécanisme de l’amorce : sur la page lue, tel mot, telle image, et aussitôt on interrompt la lecture puisque l’écriture demande à se déclencher, cela surgit, cela jaillit, perce l’écorce du jour, c’était là, enfoui, peut-être déjà depuis longtemps, mais il fallait cette amorce-là pour que cela s’ébauche. La lecture, écrit Montaigne, me sert specialement à reveiller mon discours, à embesongner mon jugement, et non ma mémoire, Astrid W. un jour (au Café de la Mairie, place S. Sulpice) me fit grand plaisir en me disant que depuis quelque temps un de mes livres était son moteur d’écriture

6.
Ce serait si intéressant, si émouvant de voir les seins et le bas-ventre, si souvent, si facilement l’envie nous prend de les voir nues, de voir leur corps en entier, comme si le visage, comme si le regard, comme si le sourire annonçaient ça, promettaient ça : regarde-moi, j’ai envie que tu me regardes, j’ai envie de ton envie, offre-moi ton érection

7.
De ma bibliothèque tout le domaine polonais a disparu, tout Gombrowicz, tout le domaine tchèque, tout Kundera, tout le domaine hongrois (Kertész a survécu, parce que classé ailleurs), tout le domaine danois, tout le domaine suédois, tout Dagerman, tout le domaine norvégien

8.
L’érection se fera plus tard, plus loin, au gré des dédales de la Toile, magique & factice royaume du virtuel, et la promesse se réalise par simulacre, c’est comme un exaucement, et ça te venge, te console de toutes celles qui n’ont pas été disponibles, la voici qui s’offre s’ouvre s’étale, donne accès à sa plus intime intimité, fabuleux paysage qu’aucun poète n’a jamais réussi à décrire, et tu la contemples, sidéré, vibrant de fascination, jamais assouvi de voir

9.
L’art de lire / l’art d’écrire, selon Montaigne : Je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues, tantost je rêve tantost j’enregistre et je dicte, en me promenant, mes songes que voici (Essais, III,3)

10.

Premières pages de « Cruelle Zélande » (1990) de Jacques Serguine : la nuit de noces de la toute jeune Stella, viol conjugal, il doit être bien heureux, il a gagné, il a réussi à amener tout entier en moi, dans mon propre corps, dans mon propre for intérieur, ce géant et imbécile appendice de son corps d’homme… Avec ma Christiane, le 22 juin 1969, un an (exactement 365 jours) après notre premier baiser, nous avons pour la première fois fait l’amour, c’est elle qui avait choisi la date. Elle pleura, bouleversée, maintenant je suis ta vraie femme


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS
chap. XII


.

jeudi 13 août 2015

ça va, d'évidence, mal se terminer

Anselm Kieffer


chapitre XI

 1.
Ainsi on prononce & balbutie tout le temps des choses au-dedans, ça coule par menues saccades compulsives, jaillissements puis aussi suintures, parfois répliques ripostes aux mots qui viennent du dehors, toutes ces formulations d’autrui qui sont autant d’échardes trouant la pellicule de l’âme

2.
Quand je pense l’âme, je la pense telle que l’a pensée Hadrien, nue & précaire, nudula blandula, toute tremblante frémissante, secouée par les angoisses & les désirs, hystériques anticipations de toutes sortes de possibilités fatales

3.
La moindre appréhension d’un incident, si minime soit-il, d’une péripétie, si minime soit-elle, la moindre vision d’un objet, si banal soit-il, est anticipation de l’irrémédiable, prémonition de l’irréversible, conscience permanente et perverse que ça va, d’évidence, mal se terminer, même en absence, pour le moment, du moindre indice alarmant, s’impose le je-ne-sais-quoi de décisif, le presque-rien de définitif, qui sont, cumulativement, autant de modes du péremptoire : ça va, d’évidence, mal se terminer

4.
Alors que ça va, évidemment, d’un moment à l’autre basculer, on dit, juste au moment, avant que ça bascule : ça ne bascule pas

5.
Le moindre maussade roucoulement du moindre maussade pigeon, on le prend inévitablement pour une annonce de mauvais augure, le pigeon ne sait rien de rien, mais il a le chafouin génie de réveiller d’alerter un savoir assoupi juste sous la surface, c’est épidermique, sentir c’est presque toujours sentir la menace

6.
Alors il reste ce minuscule interstice dans la trame des jours, cette infime zone où l’euphorie peut éclore, un flash de bien-être éperdu, envers & contre tout jouir de quelques instants d’être, savourer deux ou trois secondes de répit, à cause de cette brise matinale qui fait frissonner les feuillages, ou peut-être une abeille qui butine, une mésange acrobatique et légère qui s’agrippe sur le crépi vertical du mur

7.
Ma main gauche, pendant que je suis assis à écrire, entre les pans du peignoir, empaume l’amas doux de mon sexe, war die Welt nicht eben vollkommen ?

8.
Dans le ciel floconneux passe invisible mais bruyant un avion (vers Madagascar ? vers Vancouver ?) avec deux cents âmes à bord, deux cents âmes toutes nues, seat belts fastened, sexes d’hommes, sexes de femmes, spread your legs lick my balls swallow my cum

9.
Le rouge parasol filtre la lumière, ça fait de l’ombre vive vivifiante, on entend une perceuse, un bruit de marteau sur du bois, rumeurs rassurantes, l’oreille n’a pas à s’alerter

10.

Tandis que la planète continue à se précipiter, parmi tous les pigeons imaginables, il y a, ici, ce pigeon unique entre tous, qui émet son maussade roucoulement


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS
chap. XI



.

soliloque aphasique

Anselm Kieffer

chapitre X

1.
Parmi les choses que font les humains Ils sont habillés de noir, ils brandissent des drapeaux qui sont noirs aussi, sur les drapeaux ils ont inscrit le nom de Dieu, ils attrapent un homme auquel ils mettent une combinaison rouge, ils l’enferment dans une cage grillagée, acheminent du carburant et brûlent l’homme vif

2.
Dans le petit matin du très chaud été de 1971, Pasolini écrit, dans le premier des cent douze sonnets, qu’il vient de trouver l’idée – l’idea che mi ha svegliato, miracolosa come la rugiada – comment se suicider : se pendre à un arbre du jardin, mais il y a encore tous ces sonnets à écrire, la corde, il la conservera, fidèle & rassurante, dans un petit tiroir

3.
Cet eunuque bigot de Zuckerberg m’a censuré et bloqué sur facebook pour avoir publié le sublime spectacle «Model Tableau Vivant / Skylight One Hanson » de Sarah Small avec cent vingt choristes, dont la moitié nus, des hommes des femmes des jeunes des vieux des beaux des laids, femmes avec leur ornement pubien triangulaire, hommes avec leur explicite pendouille caudale, spectacle de chant et de chorégraphie, surprenant, émouvant, j’en ai eu les larmes aux yeux – ma publication avait été partagée une centaine de fois, et maintenant elle n’y est plus, bannie pour délit de nudité. Faudrait qu’un jour quelqu’un explique en toute simplicité à Zuckerberg, que l’être humain, quand il ne porte pas d’habits, il est nu. Qu’il se mette devant un miroir et vérifie sur lui-même

4.
J’ai fait l’inventaire des plantes de ma terrasse : il y en a 149, du cactus miniature à l’olivier de plus de deux mètres, c’est un bonheur de chaque instant, je ne partirai nulle part cet été, mon ailleurs, c’est ici

5.
Rien de tout cela, disais-je, ne me revient, mais c’est là, comme si j’y étais, le monde est là, le ciel est là, et il fait soleil, et je suis là, avec mon hébétude, autant que ma lucidité, je suis hébété, tout le temps hébété devant le monde

6.
Je me force tout le temps à prendre en considération que le monde est là, alors qu’il est là avec une évidence si dévastatrice, mais tout le temps, tout au fond de moi, ça déclare : n’y a pas n’y a pas, comme si je m’exerçais, pour le temps, bientôt, où je ne serai plus là

7.
Permanent soliloque aphasique

8.
Moteur, là-bas, sur la colline, qui pétarade, et ici, tout près, sur le toit, ce vulgaire pigeon qui roucoule vulgairement, et ces deux guêpes qui viennent tournoyer autour de ma table, et ma pulsion de les tuer, et le ciel est là, tout bleu, et le soleil, je déclare qu’il fait bleu dans ma vie, il y a quelques semaines j’ai eu un horrible cauchemar, nightmare tout noir, et j’ai survécu, des tâches incontournables m’attendent, arroser les fleurs, arroser les fleurs, celles qui sont assoiffées, et celles qui le sont moins, et réminiscence de Calaferte, quand il parle du sexe, quand le sexe s’éteindra Dieu sera réellement mort, sans cesse je feuillette ses livres, ceux qui ont honte du sexe portent avec eux la mort, sa manie de mettre des majuscules

9.
Les agapanthes maintenant sont flétries, les blanches et les bleues, les longues tiges sont déplumées, agapanthus africanus, en latin c’est masculin

10.

Deux livres à lire en permanence jusqu’à la fin de la vie, « Der Mann ohne Eigenschaften » et « Der Tod des Vergil », c’est des livres qui peuvent à tout moment brûler, je le sais, tous les livres peuvent à tout moment brûler, don’t forget that, pensée qui me vient pendant que roucoule vulgairement le sale pigeon, c’est l’été, je fais une page, le ciel est bleu


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS
chap. 10


.