jeudi 13 août 2015

ça va, d'évidence, mal se terminer

Anselm Kieffer


chapitre XI

 1.
Ainsi on prononce & balbutie tout le temps des choses au-dedans, ça coule par menues saccades compulsives, jaillissements puis aussi suintures, parfois répliques ripostes aux mots qui viennent du dehors, toutes ces formulations d’autrui qui sont autant d’échardes trouant la pellicule de l’âme

2.
Quand je pense l’âme, je la pense telle que l’a pensée Hadrien, nue & précaire, nudula blandula, toute tremblante frémissante, secouée par les angoisses & les désirs, hystériques anticipations de toutes sortes de possibilités fatales

3.
La moindre appréhension d’un incident, si minime soit-il, d’une péripétie, si minime soit-elle, la moindre vision d’un objet, si banal soit-il, est anticipation de l’irrémédiable, prémonition de l’irréversible, conscience permanente et perverse que ça va, d’évidence, mal se terminer, même en absence, pour le moment, du moindre indice alarmant, s’impose le je-ne-sais-quoi de décisif, le presque-rien de définitif, qui sont, cumulativement, autant de modes du péremptoire : ça va, d’évidence, mal se terminer

4.
Alors que ça va, évidemment, d’un moment à l’autre basculer, on dit, juste au moment, avant que ça bascule : ça ne bascule pas

5.
Le moindre maussade roucoulement du moindre maussade pigeon, on le prend inévitablement pour une annonce de mauvais augure, le pigeon ne sait rien de rien, mais il a le chafouin génie de réveiller d’alerter un savoir assoupi juste sous la surface, c’est épidermique, sentir c’est presque toujours sentir la menace

6.
Alors il reste ce minuscule interstice dans la trame des jours, cette infime zone où l’euphorie peut éclore, un flash de bien-être éperdu, envers & contre tout jouir de quelques instants d’être, savourer deux ou trois secondes de répit, à cause de cette brise matinale qui fait frissonner les feuillages, ou peut-être une abeille qui butine, une mésange acrobatique et légère qui s’agrippe sur le crépi vertical du mur

7.
Ma main gauche, pendant que je suis assis à écrire, entre les pans du peignoir, empaume l’amas doux de mon sexe, war die Welt nicht eben vollkommen ?

8.
Dans le ciel floconneux passe invisible mais bruyant un avion (vers Madagascar ? vers Vancouver ?) avec deux cents âmes à bord, deux cents âmes toutes nues, seat belts fastened, sexes d’hommes, sexes de femmes, spread your legs lick my balls swallow my cum

9.
Le rouge parasol filtre la lumière, ça fait de l’ombre vive vivifiante, on entend une perceuse, un bruit de marteau sur du bois, rumeurs rassurantes, l’oreille n’a pas à s’alerter

10.

Tandis que la planète continue à se précipiter, parmi tous les pigeons imaginables, il y a, ici, ce pigeon unique entre tous, qui émet son maussade roucoulement


LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS
chap. XI



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