dimanche 31 janvier 2016

de vent et de lune

peinture de Pierre Aleschinski



chapitre LV


1.

Les croisés de la première croisade, en 1096, passant par les pays allemands, font le siège du château de l’archevêque de Worms où quelque 300 juifs ont cherché refuge. Ceux qui ne se soumettent pas au baptême forcé sont massacrés ou se suicident. Parmi les morts il y a le rabbin de Worms Simcha ben-Issac et les savants Alexander ben-Mosche et Isaac ben-Eljakim.

 

2.

Assister aux offices liturgiques, messe, vêpres, complies, saint Augustin, comme il le note dans ses « Confessions », cela lui faisait fondre son cœur en suavité et ses yeux en larmes de piété — mots rapportés en 1608 par saint François de Sales dans son « Introduction à la vie dévote », II, XV.

 

3.

Spécial enfants — Dans une dépêche, datée du 13 août 1942, du SD (Sicherheitsdienst) de Berlin au SD de Paris, concernant (betr.) : « Abtransport von Juden nach Auschwitz, dort Abschub der Judenkinder », il est écrit: Die in den Lagern Pithiviers und Beaune-la-Rolande untergebrachten Kinder können nach und nach auf die vorgesehenen Transporte nach Auschwitz aufgeteilt werden. Geschlossene Kindertransporte sind jedoch keinesfalls (unterstr.) auf den Weg zu führen. — gez. Guenther SS. — [Les enfants juifs placés dans les camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande peuvent être peu à peu répartis dans les transports pour Auschwitz. Par contre il ne faut en aucun cas mettre en œuvre des transports en bloc d’enfants.]

Lexique : Abtransport = évacuation. Abschub = déportation (ici avec la connotation nazie implicite & codée de envoi immédiat à la chambre à gaz.)

 

4.

Quand le lettré Lu Tsai meurt en 1147, il lègue à son fils Lu Yu la plus grande partie de sa bibliothèque de treize mille ouvrages ; Lu Yu a vingt-deux ans. Pendant toute son adolescence, il est un lecteur enthousiasmé de poésie ; à quatorze ans il découvre Tao Yuan ming, et c’est pour lui une sorte de choc ; à dix-huit ans il tombe sur Wang Wei, le grand classique des Tang.

En 1187, à 63 ans, il publie une collection choisie de ses textes, deux mille cinq cents poèmes, classés en vingt chapitres. Deux ans plus tard, en tant que fonctionnaire, il est censuré et limogé, sur la charge que ses poèmes ne sont que chansons de vent et de lune, c’est-à-dire désinvoltes et sans portée.

Les vingt dernières années de sa vie, il les passe en retraite à Shan yin, au sud est de Hang chow, en tant que poète paysan, cultivant son jardin, étudiant les classiques, buvant beaucoup, écrivant beaucoup, notamment un recueil de fragments : « Notes de l’ermitage du vieux lettré ».

 

5.

Mots pour dire le sentiment de la vie, parfois ils surgissent tout seuls, sans qu’on ait à leur courir après. Un jour que le chien a posé la tête sur les pieds de Jane Kenyon, lui viennent les mots : Sometimes the sound of his breathing saves my life…

 

6.

Lu Yu recueille des recettes d’immortalité auprès des maîtres anciens. Selon Wen Hsien, pour atteindre l’immortalité, il suffit de manger de la soupe au riz. Selon Tao Yuan ming, pour atteindre l’immortalité, il suffit d’écouter le vent dans les pins. Lu Yu a lui-même sa propre recette : il y a toujours un balai près de moi / dès que j’ai du temps libre, je balaie le sol / (…) rien ne vaut de balayer par terre / c’est là une recette pour prolonger la vie…

 

7.

Moment de lecture, si émouvant, que je m’arrête de lire, fais une pause songeuse, quand Cheever évoque comment ce jour-là, en décembre 1949, descendant la 5th Avenue et passant près de Frick Gallery, il se souvient soudain et mentionne cela : que les Stradivarius y ont joué un quatuor de Beethoven.

 

8.

Immaculée Conception : l’immense dépense d’attention, de sollicitude, de vénération qui a été consacrée à quelque chose d’aussi bizarre & louche & inutile.

Mais qui suis-je pour en juger ? D’innombrables gens, de la fragile adolescente au bedonnant prélat, ont rempli leur vie de ça, et en ont, chacun à sa manière, été comblés. Plénitude spirituelle et anticipation de l’heureuse vie éternelle — et renoncement aux satisfactions terrestres, aux plaisirs du corps, ni masturbation ni coït, les peaux ne se touchent pas, et aucun orgasme, sauf involontaire pendant le sommeil. Et l’homme, dans l’intime laboratoire, produit encore et encore du sperme mais qui ne jaillit pas : toute cette semence non extériorisée, dans une pathétique stagnation, se transmue en ferveur religieuse.

 

9.

Etty Hillesum, lors de son départ, en septembre 1943, pour la déportation, met « L’Idiot » dans son sac à dos.

 

10

Récurrence lancinante du mot vieillard dans les poèmes de la dernière période de Lu Yu qui avait choisi comme nom de plume « Le vieillard qui n’en fait qu’à sa guise ».

Sans cesse je suis confronté à ça, à ce mot, à cette réalité. Réalité de la vieillesse où je suis, où je ne suis pas. Je suis vieux, désormais, mais je n’en suis pas encore à m’apostropher vieillard. Quelle coquetterie, et vaine, et risible.

 

LA LIASSE DES DIX MILLE FRAGMENTS    






 

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