dimanche 25 juin 2017

LE CAHIER DE NAROKI, IVe livraison, 100-132

Jean-Marie Biwer, Plume, 2013




LE CAHIER DE NAROKI

IVe livraison, 100 - 132



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1.
Menues notules sur les presque-rien d’événements au fil des jours, plus tard ce seront celles qui me sembleront les plus attachantes. Que tel jour, devant moi sur la table de travail, j’ai placé une nouvelle orchidée, blanche comme les précédentes.

Elle illumine l’espace par la lumière qu’elle capte de la haute lucarne. Dix-sept fleurs sur deux tiges.

Puis légèrement quelques gouttes tambourinent sur la lucarne.


2.
Comme le poète tang qui relate dans un quatrain comment tel jour à tel moment il est resté en contemplation devant un brin d’herbe.
Ce brin d’herbe-là dans ce siècle-là.


3.

Streben oder sterben. Ein Druckfehler.
Wer immer sterbend sich bemüht…


4.
Encore des dizaines de cartons, datant du dernier déménagement, à ranger, centaines de livres ; chaque jour j’en range trois ou quatre, parce qu’au troisième ou quatrième, je commence, debout, à feuilleter, à lire, et retrouve ci & là les dates de mes lectures précédentes, et mes soulignements, et mes gloses à la marge, et mes trois étoiles marquant des passages remarquables, et je m’assieds, et continue à lire, à relire ; si longtemps que je n’avais plus lu dans ce livre-là. Et je remets la suite du rangement au lendemain. Et ainsi depuis plus de deux ans. La moitié de mes livres (ceux qui sont rescapés) demeurent encore dans le chaos, dans les obscurs limbes des cartons.


5.
Tchékhov ne connaît que très peu la langue allemande, mais le verbe sterben il connaît, sait le conjuguer, sait dire ich sterbe.


6.
Lorsque dans « La Cerisaie », la dernière pièce de Tchekhov, retentit à plusieurs reprises la plainte A Moscou, à Moscou !, les spectateurs ne peuvent pas savoir, à la première, en mai 1904, que ce n’est pas la voix d’une des comédiennes, mais celle d’Anton qui, mortellement malade, au bord de la Mer noire, se morfond de la capitale où sa femme est en train de répéter la pièce et où il aimerait aller la rejoindre.

A Moscou, à Moscou !, écrit-il à sa femme, cela n’est pas dit par trois sœurs, mais par un mari…

Marié depuis trois ans, il a encore six mois à vivre.


7.
Le seul mot d’orchidée me rappelle & ravive les images mobiles que j’ai vues hier d’une gracieuse jeune femme, allongée sur son lit, à se cajoler avec ferveur au très sensible endroit.


8.
Toile de fond devant laquelle tout se passe : les permanents cauchemars du Feu, pas un jour où il n’y ait pas ce déferlement de flammes et de destruction ― depuis 774 jours.

Pas un jour où il n’y ait pas la douleur du désamour, et le manège fou des remémorations, c’est une lancinance sans répit ― depuis 1069 jours.


9.
La plénitude que j’ai connue est plus forte que son manque.


10.
En mai 1904, Tchékhov, mortellement malade, assiste à Moscou à la première de « La Cerisaie », puis part en Allemagne pour une cure à la station thermale de Badenweiler.

La nuit du 15 juillet, en présence de son médecin allemand et de sa femme Olga, il demande à boire du champagne. Regardant le médecin, il dit solennellement : Ich sterbe… Puis, verre à la main, il dit à sa femme : Cela fait longtemps que je n’ai pas bu du champagne…

Olga raconte la scène dans ses mémoires. Ayant bu son verre tranquillement, il se coucha sur le côté et se tut à jamais.


11.
Parfois il reste assis au grenier, sous les poutres et parmi les étagères de livres, à sa table qu’il appelle de travail, deux longues planches côte à côte, sur des tréteaux, sous la lucarne du toit, assis devant son cahier ouvert dans le silence du matin, habillé de son seul peignoir, mein Hausrock, dit Goethe, ma robe de de chambre, dit Diderot, assis sans travailler devant sa table de travail, assis désœuvré, perdu, paumé, dans la postparturiente hébétude des pages écrites la veille, faudrait que se déclenche un nouvel élan, mais rien ne se déclenche, faudrait aller pomper du courage chez quelque auteur enthousiaste, mais quand on est dans cet état-là, les enthousiastes découragent par leur désinvolture et les velléitaires contaminent avec leur manque d’élan, le vieux Goethe, était-il nu sous son Hausrock, assis à sa table de travail, les couilles passablement rabougries après la triste et dérisoire affaire de Marienbad en 1823, il a encore dix ans à vivre, sa vie amoureuse est terminée, il n’y aura plus aucune féminité dans sa vie.


12.
La cloche du village, à neuf heures, fait encore des siennes, elle sonne l’heure en guise d’avertissement que le temps a encore fait des siennes : il avance.

Et Naroki reste assis dans le silence du matin, désœuvré, perdu, paumé, ne sentant aucun enthousiasme s’annoncer, alors que ça ne rime à rien de rester bloqué sur l’acquis des pages de la veille.


13.
Pendant le voyage du retour de Marienbad, dans la diligence, il griffonne avec une mine de plomb sur des bouts de papier les strophes de son Elégie, le texte le plus poignant et le plus intime qu’il ait jamais écrit. Schmerz : Liebesschmerz. On a dit que rien n’est plus douloureux.

A Marienbad, avec Ulrike, il ne s’est rien passé d’autre qu’un furtif baiser, elle a dix-neuf ans, il en a soixante-quatorze. Ils ne se reverront jamais. Elle ne lira l’élégie qu’après la mort de l’auteur, dix ans plus tard.

Und ach ! sein Kuss !, c’est dans une pièce, trente ans plus tôt.

Dans la polie & fraîche réponse à la demande en mariage, il fut spécifié : das Fräulein hat noch keine Lust zu heiraten… (la demoiselle n’a pas encore envie de se marier).

La demoiselle mourra, célibataire et, comment savoir, peut-être vierge, à 95 ans. Elle n’aura pas été dans le lit de Goethe, ni, comment savoir, de personne.


14.
Je n’ai pas le temps, plus le temps, plus la force…, puis il s’interrompt, rature ça, et écrit : J’aurai peut-être le temps encore, et la force, cette année, d’écrire les 200 premières pages sur les 1000 pages du premier volume du « Livre des merveilles », projet qui comportera dix ou vingt ou cent tomes de 1000 pages chacun. Toutes les merveilles que je n’ai pas encore thématisées.


15.
Le mariage est une manière d’amener quelqu’un dans son lit.


16.
Livres de vieillards. Livres derniers. De mourance.

William Gaddis, Agapé Agape, 2002
François Jacqmin, Manuel des agonisants, 2016
Franck Venaille, Requiem de guerre, 2017
Robert Pinget, Tâches d’encre, 1997 (paru l’année de sa mort)
Lalla Romano, Diario ultimo, 2006


17.
La peau la plus infiniment fine : celle du gland. Et une langue qui vient l’humidifier. Et l’image du moment, en zoom, où le gland sépare les nymphes.


18.
Note en dessous du dernier poème d’un recueil de 80 pages : Il n’y a dans tout ça à aucun moment rien de nécessaire.


19.
Le mariage est une manière de frayer le chemin où peut légitimement & impunément aller la bite.


20.
Je note ça le jour où j’achète pour ma table de travail un pot en terre cuite avec une vingtaine de callas violacées striées de jaune, je note solennellement que j’amorce la lecture du livre de Darwin sur son voyage autour du monde sur le « Beagle » de 1831 à 1836, voyage dont le but primordial avait été d’aller faire des mesurages en Patagonie et en Terre de Feu.

Dès que je peux m’instruire sur la Patagonie, je me précipite, c’est une obsession.


21.
Le poète n’a rien à dire mais le dit quand même.


22.
En attendant de retrouver, peut-être un jour dans mon capharnaüm, les livres de Frederike Mayröcker (j’en avais une quinzaine, ils ont tous disparu), je reprends ma lecture, qui est une lecture indispensable, de Mayröcker, avec l’indispensable « Brütt » qu’elle a écrit entre sa 71e et sa 73e année, Alterswerk.

Depuis un certain temps, je suis particulièrement attentif aux œuvres des septuagénaires.


23.
En été 1992 (je viens d’avoir cinquante ans), je me fais envoyer un colis au village perché de Chasteuil  dans le Verdon, où j’ai loué une petite maison pour quelques semaines : cinq ou six livraisons des carnets annuels de Georges Haldas, je venais de lire le tout premier, « Les Minutes heureuses », Carnets 1973.

Avant de connaître Alain Bertrand, je ne connaissais personne qui connaissait Haldas, personne qui le lisait, personne qui parlait de lui ; puis Alain Bertrand est mort ― plus personne avec qui parler de Georges Haldas, l’attachant, énervant, compulsif polygraphe Haldas.

Il prenait une planche entière dans le rayon helvétique de la chambre italienne au premier étage de ma maison. L’étagère helvétique ainsi que les cinq étagères italiennes ont brûlé.

Je viens de reprendre Haldas avec « Paradis perdu », Carnets 1988, il avait 71 ans.


24.
Patagonie, pays affreux où je n’aurais jamais dû aller et où je suis englouti maintenant, pays de froidure où j’ai été envoyé vivre parmi les minéraux, le permafrost et les glaciers qui craquent et rugissent.


25.
Double biographème de la chambre d’hôtel, rue de Suresnes, première fois depuis deux ans, dit-elle, que je jouis. Et moi, dit-il, première fois depuis deux ans que je fais jouir.


26.
Tu devrais examiner plus loin, dit-elle, comment c’est pour toi avec les femmes, tu restes à la surface, tu dois creuser ça.


27.
A mes obsessionnelles remémorations (ne) répondent (pas) ses permanentes amnésies.


28.
Si ça doit tailler, autant que ça taille dans le vif ― si ça saigne trop, on avisera.


29.
A elle je mettrai majuscule, disait Beyle (« Carnets napolitains »), ce sera assez pour te nommer, mon unique, ma singulière.


30.
L’amour. Dans la vie. Dans les livres. Dans les romans. Dans les poèmes. Et l’ignorance où je suis. Dans les chansons. Dans les opéras. Dans la peinture Et l’ignorance où je suis.

Elle écrit : Je t’aime tant, comme dans un roman.
Elle écrit : Mon bel amour au firmament, comme dans un poème.

Et dans la vie, se penchant sur elle, qui lui offre son savoureux secret trésor, il s’entend murmurer, si ému que ça lui fait des larmes, je t’aime, juste avant que sa bouche ne l’effleure là où elle est femme le plus.

Et l’ignorance où il va rester.


31.
Un jeune critique, dynamique & disert, écrit, délicieusement, dans sa recension de mon dernier recueil de poésie : er bastelt an seinem Alterswerk, il bricole à son œuvre de vieillesse… Peut-on mieux dire ?


32.
Naroki lui rétorquera qu’elle sait cela très bien et fait semblant de ne pas le savoir, que creuser les femmes, c’est la creuser.


33.
Ce qu’il n’y aura pas dans « Le Livre des merveilles » : le pavé de Vukovar, les ruelles de Grozny, les squares de Kigali, les parcs de Nagasaki, les fontaines d’Alep, les potagers de Mossoul.

Ce qu’il y aura dans « Le Livre des merveilles » : les herbes rapportées, séchées, collées dans des fardes, des autres continents, par Humboldt et Darwin ; cette herbe-là dans ce ravin-là, et les syllabes latines qui désormais l’identifieront.



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mardi 6 juin 2017

LE CAHIER DE NAROKI, 67 - 99

Jean-Marie Biwer, Plume, gouache, 2013



TROISIEME LIVRAISON

67 – 99



Wenn Sie wissen wollen, wer hier spricht, welches Ich, so ist es das meine 
und auch wieder nicht, aus wem spräche immer nur das eigene Ich.
Marie Luise Kaschnitz, « Wohin denn ich », 1963






67.
Je ne suis pas peintre, je ne suis que fignoleur de vignettes.

68.
Comment je sens et ce que je pense, Weltanschauung & Lebensgefühl ― les deux pôles de mon chant magnétique.

69.
En été 1906, à dix-neuf ans, Georg Heym, précurseur de l’expressionnisme allemand, de tempérament très mélancolique, passe par une période de déprime qui laisse des traces dans ses carnets ; il note comment il tente de s’étourdir par la volupté, in plötzlichem Lustrausch mich zu betäuben suche ― façon cryptée de thématiser ses masturbations.

70.
Je ne suis pas romancier, je ne suis que griffonneur de biographèmes.

71.
Son non-désir d’aucune femme est déchiramment proportionnel au désir qu’il a, encore & toujours, d’une seule.

Aucune femme ne saurait m’offrir ton sexe.

72.
Un crâne qu’il a orné d’une couronne de feuilles de vigne orne la chambre de Georg Heym, en été 1906, pendant sa déprime.

Il écrit des poèmes qu’il trouve beaux, Lieder, die viel Freude atmen.
Le crâne, il l’a trouvé au vieux cimetière de son village, à côté d’une pierre dans laquelle était ciselée la date 1319.

Le crâne, il l’aime beaucoup, hab ihn sehr lieb.

Il meurt six ans plus tard, noyé, à vingt-quatre ans.

73.
Examiner ce que, sur les choses de l’âge, ils disent, et comment, avec quels mots.

Montherlant, dans un entretien avec Jouhandeau dit qu’il ne voulait pas mourir avant d’avoir lu certains livres.

Jouhandeau, à 70 ans, trouve que son interlocuteur ― qui est son cadet de sept ans ― est encore bien jeune, et déclare que pour sa part, cette sorte d’appétit est passé, et précise : Aucune fringale de connaître encore surtout ce qui est écrit.

Curiosité éteinte. Libido sciendi à plat.

74.
Parfois, ses mains posées sur la table, il les regarde, et reste songeur.
Il s’arrête d’écrire ― et pense qu’il faudra écrire quelque chose un jour à propos de ces mains.

75.
Peu après son 69e anniversaire, Freud écrit à Lou Andréas-Salomé que le désir chez lui n’a plus la même intensité, et parle d’une carapace d’insensibilité qui lentement se forme autour de lui, il pense que c’est une évolution naturelle, une façon, écrit-il, de commencer à devenir inorganique.

76.
Les guerres napoléoniennes : meurtrières, avec du vrai sang, mais en quelque sorte anecdotiques, et presque idylliques.

77.
Si précis, si troublant, le sens biblique de l’expression connaître la femme.

C’est : la pénétrer.

78.
Georg Heym, à vingt-quatre ans, découvre la vie. En été 1911, il note dans son journal que quotidiennement il ne vit pas une vie, mais 3, 4, 5 ; il se tient loin des hommes et ne fréquente plus que les femmes, verkehre nur noch mit Frauen.

On peut conjecturer : sans encore les toucher ― malgré le sens assez lourd du verbe verkehren.

Cinq mois plus tard, le 12 janvier 1912, il meurt.

N’aura pas connu la femme.

77.
Naroki, dans son livre, se souvient du jour et de l’heure où, pour la première fois elle lui dit : Viens dans moi.

78.
Pénétrer est quelque chose de si indiciblement inouï qu’on n’a encore rien dit en disant pénétrer.

79.
Naroki, chaque fois qu’il la voit, y pense, très ému, qu’il a été en elle.
D’après des calculs assez sophistiqués, en consultant les dédales de ses chroniques secrètes, il estima : une centaine de fois en soixante-huit mois.

80.
Lors du bombardement français de Dresde, le 26 août 1813, une grenade tomba sur la place du marché et fracassa le crâne d’un soldat westphalien qui s’apprêtait à puiser de l’eau à la pompe ; à quelques pas de lui, un bourgeois de la ville, élégamment habillé, était étendu par terre, et quand il s’appuya pour se relever, ses viscères se répandirent sur le pavé, et il retomba, mort ; trois autres personnes, à côté de l’église Notre-Dame, furent grièvement blessées par la même grenade.

81.
Comment j’étais à vingt-quatre ans. N’avais vécu aucun roman. Seulement des romances. Pendant toute l’adolescence, une demi-douzaine de princesses lointaines, gracieuses écolières, la plupart sans jamais leur parler.

Solitaire & taré. Et rien de biblique.

Les dix mille pages que j’ai écrites sur tout ça n’existent plus. Ont brûlé.

82.
Si j’étais mort, comme Heym, à 24 ans, au sortir de l’adolescence, comme lui noyé, ou encore brûlé, ou écrabouillé, ou assassiné, ou tuberculosé, ou suicidé, que sais-je, j’aurais, peu de temps avant de mourir, connu deux femmes.

Connu bibliquement.

Je n’ai pas eu à les courtiser, conquérir, séduire. Elles me sont venues, se sont offertes.

Je ne les ai pas aimées. J’aimais, toujours, une princesse lointaine. J’étais velléitaire et timide et lâche.

Je leur ai fait l’amour sans amour. Je les ai fait jouir. Elles étaient tendres avec moi. Disaient qu’elles m’aimaient.

83.
Question maxfrischienne : Pour qui écris-tu ?
― Je n’ai pas le droit de répondre. Elle m’en voudrait.

84.
Elle lui avait dit, en été 1910, parmi les hortensias, dans la petite baie du lac de Constance : Quand tu ne seras plus là, je n’écrirai plus.

Mots qui, bientôt après, ne comptèrent plus. Il n’était plus là ― et elle écrivait toujours.

84.
Il notait toujours, soigneusement, l’âge où ils sont morts.
Quand ils sont morts avant son âge, il se dit : Quelle chance j’ai de survivre.

Quand ils sont morts après son âge, il se dit qu’il a sans doute la chance de vivre encore quelque temps.

Ainsi, dit-il, je goutte beaucoup l’âge que j’ai. L’âge affreux qui, selon les préjugés ambiants, fait de moi un vieillard.

Et il ironise sur tout ça avec une louche & problématique coquetterie.

85.
Cent trente-deux ans après la mort du soldat westphalien sur la place du marché à Dresde, lors du bombardement français, la ville fut de nouveau bombardée, les 13, 14 et 15 février 1945.

En trois jours 1300 avions larguèrent 3900 tonnes de bombes à fragmentation et incendiaires.

La ville fut presque entièrement détruite.
25 000 morts.

86.
Mes mains, parfois je les regarde, comme de loin, comme de l’extérieur, à distance, avec à fois détachement et attendrissement, et cela me surprend, comme si j’étais un peu incrédule que cela soit mes mains.

Ce sont ces mains-là qui sur elle sont allées, ces doigts-là qui en elle ont pénétré.

87.
Certains diaristes, loin de passer sous silence leurs pratiques masturbatoires, les ont régulièrement thématisées, souvent dans un souci de régularisation et de contrôle, dans un contexte répressif, comme H. C. Andersen ou Amiel, tandis que d’autres exprimaient leurs aveux sans complexes, comme Michelet qui mentionne assez fréquemment ses frictions onctueuses.

Mais la plupart, pour en parler, ont recours à un langage crypté ― ou se contentent de mettre un énigmatique signe typographique, genre ₼ ou ⊙.

88.
Dans mes journaux d’adolescence, je marquais dans une grille de calendrier spéciale chaque date où je faisais ça.

Mes cahiers ne sont plus là (pour cause de flammes), pour que j’aille contrôler, mais des estimations raisonnables seraient que c’était trois, ou quatre, ou peut-être jusqu’à cinq fois par mois.

Dans le manuel du cours de religion, cela s’appelait Selbstbefleckung, maculation / salissement de soi.

89.
Nous ne savions pas encore, que le caressement de soi, les filles faisaient ça aussi, à leur manière, mais nettement moins liquide, en tout cas sans cette indiscrète, embarrassante, visible et tangible effusion.

L’allusion explicite à la tache, dans le manuel, cela ne pouvait pas les concerner.

90.
Les giclées et leurs encombrantes liquoreuses retombées, bien abondantes parfois, surtout après une abstinence prolongée, fallait gérer ça, éviter les souillures, éliminer les bavures, ne pas laisser de traces.

Je me souviens d’une giclure, en ce temps-là, puissante & abondante, que j’ai eue littéralement dans l’œil, je ne portais pas encore de lunettes.

Laisser sécher le mouchoir, en cachette, pour que la femme de ménage ne le trouve pas dans le panier à linge, louchement poisseux.

91.
A confesse, fallait mentionner cela, sechstes Gebot, Unkeusches getan, schwere Sünde, allein oder mit andern, durch Wort & Werk, et combien de fois.

Je ne me souviens pas si j’ai jamais mentionné ce lourd péché dans la petite cabane à pénitence contre la paroi dans la nef latérale de l’église paroissiale, face à la grille derrière laquelle était assis le confesseur, à peine visible dans la pénombre derrière le rideau fermé.

Pendant les années d’enfance où je suis allé à confesse, je me souviens que j’éprouvais des difficultés à me trouver des péchés, je m’accusais régulièrement d’avoir genascht, abusé des friandises, ou d’avoir désobéi ou menti, et c’est tout.

Quand j’ai commencé à prendre plaisir à regarder des images de femmes nues, je n’allais déjà plus à confesse. Ce n’était donc pas un péché. Et non plus ce que des fois je me faisais en regardant de telles images.

92.
En tout cas, à douze, treize ans, je n’ai jamais commis de péché mortel, Todsünde.

Si tu meurs en état de péché mortel, sans confession, sans rémission, c’est l’enfer, direct.

93.
Des fois me viennent des formulations qui se révèlent passablement maladroites ou même de mauvais goût ; une fois qu’elles se trouvent sur la page, je m’en rends compte en les relisant.

Puis, pendant que je me pose la question s’il faut raturer, je me pose aussi la question de ce que je voulais dire, ― si cela pouvait peut-être se dire autrement ou mieux, et bien souvent je ne trouve pas mieux que ma formulation maladroite et de mauvais goût.

Je laisse donc passer.

Il m’importe de formuler ― et je formule comme je peux, de mon mieux.

Et c’est à prendre ou à laisser.

94.
Principe fondamental de ma poétologie : Dire ça comme ça et pas autrement.

95.
Ma sœur me raconte que lorsqu’elle confessa son premier baiser, le confesseur lui demanda : Au-dessus ou en dessous de la ceinture… ?

96.
Il lui reste encore plusieurs choses à clarifier, à mieux clarifier ; thèmes qu’il a traités dizaines, parfois centaines de fois, sans en faire le tour ; faut y revenir, au risque de ressasser.

Certains mots ou tournures n’ont pas encore été mis à contribution.
Et sans cesse, au contact avec les autres : comment ont-ils dit ?

Retourner ― et jusqu’à Xénophane…

97.
Comment, pendant que j’étais en elle, immobile, au plus profond, nos regards s’entrepénétraient éperdument.

98.
Une vieille chapelle en Toscane, nous l’avions aperçue de loin, en haut d’une oliveraie, nous allons l’admirer du dehors, puis remarquons que le portail n’est pas fermé à clé.

A l’intérieur, pénombre, poussière, quelques gravats, sinon c’est vide, ni mobilier ni statues ― sauf, contre le mur latéral, un imposant confessionnal avec, sur le devant, un long rideau violet qui voile le siège du confesseur.

La jeune femme qui m’accompagne ouvre la basse petite porte d’accès, écarte le rideau, et s’assied sur la chaise du saint homme ; elle retrousse sa robe, ouvre les jambes et met la main dans sa culotte pour mimer un fervent auto-caressement.

99.
Livre auquel soudain je pense, et qui n’est plus parmi mes livres ― et aussitôt commandé, parce que je me souviens avec quelle concentration et lenteur je l’ai lu il y a une trentaine d’années, je ne veux pas mourir avant de l’avoir relu « Le Singe grammairien » d’Octavio Paz.

Je suis autant, peut-être plus, relecteur que lecteur.







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