mercredi 28 février 2018

LE CAHIER DE NAROKI - vingtième livraison

collage Jean Dubuffet



vingtième livraison


Petit Larousse à confesse

33 notes

(juin 1985)



Ainsi Paracelse savait que le corps astral secrète un sperme psychique. Qui voudra le contredire..?

La question de la mémoire, je ne l'ai pas suffisamment étudiée. Quand tous les dix jours je me souviens de la bribe d'un rêve, je sais que ce fragment n'est pas un dixième du rêve, et je sais aussi que neuf fois sur dix, je ne me souviens pas que j'ai rêvé. Mais je sais que j'ai rêvé. Je sais que je rêve dix rêves chaque nuit. Je sais aussi que mes rêves sont essentiels, substance de ma substance. Je sais aussi ce qui me manque parce que mes rêves me manquent, c'est un déficit, un dommage que rien ne vient combler. C'est une mutilation. J'ai l'âme tronquée, falsifiée.

Ma question : dans quelle mesure puis-je être tout de même celui qui est celui qui rêve ces rêves irrémédiablement abîmés. Jusqu'à quel point les rêves m'imprègnent-ils à mon insu ? Je sais que mes rêves sont inextricablement dans ma chimie, j'ai du rêve dans chaque neurone.

Des femmes... ? Non, guère et très peu et très rarement, mes magies vénusiennes sont d'aurore et d'iris, avant que d'avoir il m'en faut à voir, la nuit les chats sont gris et moi je les aime blonds et roux et bruns et noirs et bien frisés.

C'est le flash de quinze heures c'est la guerre du golf c'est un plafond qui est tombé c'est une poutre qui a fracassé le crâne de la mémé c'est un gosse qui hurle hurle.

Harvey publia les résultats de ses recherches en 1628 à Francfort dans un petit in-quarto de soixante douze pages: Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus; la plupart de ses collègues, de Dublin à Syracuse, de Malmö à Madrid n'y pigeaient goutte, criaient au sacrilège et se retranchèrent derrière les Aristote et les Galien; le doyen de la Faculté de Médecine de Paris déclara que la découverte de la circulation sanguine était non seulement paradoxale, inutile à la médecine, fausse, impossible, inintelligente et absurde, mais encore nuisible à la santé de l'homme. Il n'y eut guère au début que Descartes dans son exil hollandais pour prendre la défense de Harvey.

Le cœur est donc bien, je veux le noter, une pompe à la fois aspirante et foulante.

Le petit Larousse à confesse : j'ai encore semé à tous les vents.

Les avions sont sortis mardi mercredi jeudi, les avions des uns et les avions des autres; il y a le plafond de la cuisine qui est tombé, grand-mère faisait bouillir l'eau pour le thé, grand-mère est morte, le fils perd une jambe, c'est loin d'ici et nous ne savons pas en quelle langue on chiale chez eux, et dans les jours qui viennent, vendredi samedi dimanche, les avions vont encore sortir, pour l'exemple, pour le sang, les avions des uns et les avions des autres, et il y aura encore une grand-mère qui ne manquera pas au bilan, on ne l'appellera plus grand-mère, mais victime, juste à temps pour le flash de dix-sept heures, comment explique-t-on au gosse, là-bas, qu'il n'y a plus de grand-mère, celle qui chante qui gronde qui prie qui berce qui épluche qui rit qui pleure qui raconte qui cajole, il n'y a plus de mémé, le plafond est tombé, il y a du rouge parmi les gravats.

Ici les nuages sont innocents inoffensifs et quand ils crachent, c'est bon pour la laitue.

Ici en juin quand c'est rouge, c'est le coquelicot, le pavot et l'aubépine.

Ici quand ça bourdonne, c'est les frelons qui draguent les frelonnes.

Ici quand ça boucane dans les poutres, c'est les araignées qui confondent le tango et la polka.

Ici quand les sirènes vocifèrent le sauve qui peut, c'est le premier jeudi du mois midi pile et même les hiboux dans les cintres n'arrêtent pas de roupiller.

Pour celle que je suis avec, parfois, je dis ma femme, - mais souvent aussi, dans une conversation, et plus souvent encore dans mes soliloques, je dis: la femme qui est ma femme, nuance, c'est beaucoup plus tendre, plus pudique, je ne l'ai pas achetée au marché, comment mettre, sans scrupules, le moindre pronom possessif, sans aussitôt l'atténuer, je n'ai toujours pas assez étudié ni pigé la question de la conjugalité; celle que je suis son homme, côté forme,  ça sonne bizarre, côté fond,  ça n'arrange rien, mais côté sens,  ça pèse son poids d'évident mystère; mes études de fond sur la monogamie, ce n'est pas pour cette saison.

Dans l'inénarrable et mièvre et désormais classique et inévitable Van de Velde, que j'ai acheté naguère en solde et sous couverture toile et carton lourd, je suis tombé sur cette expression: l'instinct de rapprochement. A creuser. Ce n'est pas des études à faire dans les bouquins, mais sur le terrain.

Celle que je suis avec, je l'écris dans des cahiers secrets, quand je suis très heureux, quand je suis très amer, j'écris, je me et nous raconte son et notre histoire, aussi quand nous faisons heureusement l'amour et aussi quand nous ne faisons malheureusement pas l'amour, j'écris comment et pourquoi elle a aimé la volupté, mais ce sont des cahiers secrets et illisibles, écrits dans un style à la fois séraphique et maniaque, très jouissif et très empirique, et des fois on n'a pas au même moment envie de s'embrasser, et cela aussi je l'écris, le pénis incongrûment viril et virulent, plu-sieurs jours la zizanie dans les boules.

Dans la zone tempérée, les avions, nous les exposons à ciel ouvert, nous les admirons en espèce, les collectionnons en image, pendant quelques jours c'est la fête du ciel, pêle mêle les potentats et les banquiers, les enfants et les lansquenets s'extasient s'amusent, un curé se fourvoie et agite son goupillon benêt et bénissant, et grand-père va visiter l'exposition, un gosse à chaque main, et grand-père raconte les avions de son temps, ils avaient, dit-il, des hélices, moi aussi je les collectionnais, dit-il, les images étaient le plus souvent en brun et en blanc, alors parfois je les coloriais, en 1921, il avait fait Paris-Bruxelles dans l'aérobus de Blériot, un énorme biplane à quatre hélices et huit roues d'atterrissage, il n'y avait pas encore d'hélicoptères, les gosses adorent les hélicoptères, à cause qu'ils sont marrants, à cause que leur nom est impossible à prononcer, avion, ça va encore, mais hélicoptère, on ne peut pas dire. Ainsi il y a des choses qu'on ne peut pas dire à cause du mot comme il y a des choses qu'on ne peut pas dire à cause de la chose.

C'est comme les coléoptères, ça non plus, on ne peut pas dire ; alors mon fils, il simplifie, - et enjolive, il dit : bine-dine.

Dans le parterre aux légumes, c'est l'invasion des soucis ; ils n'avaient jamais autant proliféré, il faudra précautionneusement les sortir et les repiquer ailleurs, sinon cette année, il n'y aura ni laitue ni carottes. Des jeunes tournesols, il ne reste plus que des bouts de tige, les limaces les ont bouffés, je n'ai pas suffisamment sévi cette année. J'aime le souci, à cause de son nom si mal nommé, à cause de ses senteurs coloniales, à cause aussi de tous ces jaunes, ça bégaye quelque part entre safran et vieil or. Quelques-uns commencent à boutonner, ils vont éclore en juillet et seront productifs jusqu'au-delà du jour des morts, ils ne sont pas éphémères comme le crocus et la tulipe, fleurissent un tiers de l'an, mais il faut les décapiter dès que les pétales se froissent. Ils sont dans ce jardin depuis plus de quarante ans, mon âge, et bien sûr, me survivront. Parfois j'en mets quelques-uns dans un petit vase sur la table où j'écris; ça met parmi les couleurs qu'il y a un jaune qu'il n'y a pas.

Autre jaune, définitif celui-là, et une fois pour toutes, unique et hautain, jaune sans nuances et sans variantes, le plus jaune des jaunes : c'est la Belle de Nuit, Oenothera biennis, Linné, ce sera une autre fleur de juillet : comme je ne sais si en juillet j'aurai envie d'écrire ou serai encore en vie tout court, c'est dès à présent qu'il faut noter (et annoncer) la Belle de Nuit. Plusieurs plantes dépassent déjà le mètre, les bourgeons effilés et pointus commencent à se déployer au bout des tiges : il y aura plusieurs centaines de fleurs par plante. Chaque soir, quelques minutes après la disparition du soleil, trois quatre cinq fleurs éclateront au bout de chaque tige, elles mettront quelques secondes jusqu'au déploiement complet des cinq pétales, et cela durera, soir après soir, jusqu'en septembre. Quelle fête pour les papillons de nuit, un bordel de quatre étoiles.

Un des plus beaux hélicoptères, tu vois, c'est le Yah-64; le président de toutes les Amériques en a commandé 537, ils coûtent trois millions de dollars la pièce, un seul ne lui suffit pas, c'est plus joli quand  ça vole en escadron, par exemple en Mésopotamie, c'est là qu'a commencé notre civilisation.

Le hennicottère, c'est alors une sorte de cheval transparent et gueuleur qui déambule dans les horrizones qu'on appelle comme ça à cause que c'est loin et horrible.

Je voulais au bord de la colline aller revoir la Véronique qui s'était camouflée parmi les myosotis, copinage du bleu : elle n'y était plus, fanée, dépétalée. Alors il faut noter et retenir : Véronique, fleur de mai, en juin elle n'y est plus. Les insectes munis d'un court suçoir affectionnent la Véronique, parce que son nectar est facilement accessible. Plus souvent que le vent, ce sont les fourmis qui dispersent ses semences. Il arrive que la Véronique soit rose ou blanche, attention, la mienne est azur, tout à fait azur, à cause des myosotis. J'espère que les fourmis auront fait leur travail d'amour.

Si des fois j'emploie la tournure à cause que, c'est pour un peu molester Monsieur Hanse qui est Belge et très fort en français et demande qu'on écrive parce que ; Monsieur Hanse m'a surtout brusqué à cause qu'il insulte ceux qui n'écrivent pas parce que : ils le font, dit-il, par archaïsme et pour faire distingué... Qu'importe, j'ai Littré on my side.

L'hémicompère, c'est alors le vieux bonhomme siamois à qui il ne reste qu'une seule tête.

L'ennemi au pair, c'est alors une erreur d'aiguillage fatale, quand la pâle et lascive Anglaise dans ses bagages t'amène son cyclope de fiancé.

Encore M. Hanse : castar n'est pas français..., fait-il, alors que personne n'a rien dit. Faudra lui répliquer par costar et castor, et - si l'affaire s'envenime - par castrat, cadastre et Clytemnestre !

L'herniproptaire, c'est alors cet énergumène qui a si bien hérité ses bobosses qu'il ne vous les mettra jamais aux enchères.

En juin je dis fleurs de mai et fleurs de juillet au lieu de dire fleurs de juin.

Il y avait là, je le sus au prix d'un vertige presque douloureux, une fille qui avait été, aura été, serait, sera mon amante d'une nuit ou deux. J'avais mes 5 minutes aphoristiques et je n'en ai pas profité. Prendre les devants ou avoir le dessous, c'est kifkif si c'est ton linge qui tombe.

C'est la mi-mois, j'arrête, je termine en mi mineur, sans qu'il y ait un parce que, le mimosa miaule de tous ses minois, le microcosme des mille-pattes mitonne en secret ses miasmes sous les cailloux ronds et les argiles cuites, les chatons qui partent en exil ne miaulent plus, j'écoute la miction d'une fille qui m'attendrit: miscible aux miels de la renoncule, misère minée quand éclôt le souci, petit cousin du tournesol, minettes et minets d'été qui sentent le poivre et le poivron, la belle sueur d'aisselle, ce que je rêve maintenant, ça tient de la moule et du pavot.



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mardi 27 février 2018

LE CAHIER DE NAROKI - dix-neuvième livraison

peinture Jean Dubuffet



dix-neuvième livraison


LES SANGSUES DE THÉMISON

33 notes

(juin 1985)



When you wake up
You are not dead
RON PADGETT



Tout ça sur fond résolument de pas confiance — sinon c'est platement pléonastique, écrire ça va, si ça va.

Ecrire c'est contre et malgré. Là où je suis c'est pas à y être.

Contrairement à d'autres mois, juin n'a rien à expliquer. En juin déchiffreras. Juin est le plus lunatique mois à cause du solstice ; le soleil, au tropique du cancer, paraît stationnaire pendant quelques jours, et cela m'occasionne dans la chimie interne des perturbations qui chaque année à la même époque me valent une épidémie à la fois langoureuse et virulente dans la totalité des molécules sans exception.

Neurones et synapses fomentent leur coup d'état, la séparation des pouvoirs dans les glandes est abrogée, imbroglio des fluides d'en haut et des fluides d'en bas, le réseau courtcircuite, die Welt ist alles was der Phall ist.

L'émotion, dit Hippocrate, c'est quand viennent les larmes. J'aurai passé une bonne partie de ma longue jeunesse, sinon de ma courte vie à étudier l'âme & le corps, deux étiquettes blanches d'une même entité qui n'a pas de nom (je simplifie un peu mais c’est ça), nous savons qu'il y a l'âme à cause du corps comme nous savons qu'il y a le corps à cause de l'âme, et ce vice versa n'aura jamais fini de nous faire spéculer, examiner, forer, fouiller. Obsédés de clarifier, nous n'arrêtons de creuser, cherchons lumière dans les profondeurs, alors tout se complique. Les sangsues de Thémison finissent leur carrière sur un divan viennois. Et sans que je sois jamais devenu savant ni d'ailleurs vraiment adulte et mature, j'ai encore et encore fréquenté les hommes de science, Hippocrate, Empédocle, Alcméon de Crotone, qui contribua à fonder la neurologie, et plus loin et plus tard Paré et Harvey ; et aussi Servet que d'innommables salauds, par bondieuse et perverse bigoterie, ont fait cramer vif à Genève. Les comportements les plus fondamentaux, nous le savons maintenant, ne dépendent que de 1% du volume de l'encéphale.

Je fais encore semblant qu'il n'y a ni lieu ni date. Alors que, toujours, tu le sais, il n'y a qu’ici & maintenant, truisme exsangue et débile, mais qu'il faut sans cesse remémorer, par mesure de secours et de survie. Le mois de juin, maintenant, - et mon galetas dans mon village parmi mes collines sous mes nuages, ici. Je fais encore semblant qu'il n'y a ni enjeu ni enchaînement, que j'écris par diversion et amusette. Je fais encore semblant que famille et métier ne sont pas au centre du réseau. Mais écrire c'est désamorcer des évidences, c'est chambarder le réseau.

Une scie au loin scie stridemment et sciemment des tranches de silence, un mammifère mélancolique meugle son stupide malaise, dans la coquille renversée de l'escargot les larves gloutonnes et frénétiques s'esbaudissent dans un brun bouillon de pourriture, deux mouches sur la toile cirée copulent sans conviction, les peintres mobiles des Ponts & Chaussées vaporisent des traits d'union sur le mitan de la route.

Sur les tombes, gravées deux dates côte à côte, séparées par un tiret. Le tiret, disait Giraudoux, c'est la vie.

Je fais encore semblant que je n'ai pas rêvé, combien de temps suis-je resté dans les bras de Mort Fée... ? Je fais semblant de connaître le lieu et le jour, je me réveille et je dis le lieu et le jour, ici & maintenant — et pourtant c'est si peu possible, si peu probable que je me confonde avec celui qui dit ici & maintenant. Ce n'est pas à moi de dire ici & maintenant, parce que sur le papier c'est déjà ailleurs & autrefois. Je fais semblant d'être assis à écrire, je fais semblant qu'on puisse être ici & maintenant. Tant qu'il y aura d'encre et de papier au monde, je ferai semblant. Où je suis c'est pas à y être.

Même chose pour tous, dit Claude Simon, viande à vers.

Fenêtre entrebaîllée, parce que pas tout à fait ouverte, par la fenêtre tout est possible, y compris la franchir, par les pieds par le regard, y compris rester en deçà, sédentaire, engourdi, enraciné, radicelles dans l'ici, faire défiler les paysages les nuages les siècles les arbres les collines, la fenêtre met tout en rectangle, son cadre trace des limites aux divagations, l'essaim de flamants roses ne passera pas ici, et quand dans l'angle sinistre pointe la lune, c'est Mort Fée avec son fichu noir qui me revient.

Nuances, selon Quillet : "On dit en plaisantant : une belle indifférente, et ironiquement : un bel indifférent." Mais la sangsue n'est pas indifférente, et ne plaisante jamais ; alors ça change tout et Quillet ne sert à rien.

Et quand c'est la nuit, je suis contre la femme qui est ma femme, dans le noir de la nuit une femme qui dort, chaude et belle, elle ne me dit pas ses rêves. Et dans les chambres alentour, les gosses qui dorment, les enfants qui sont nos enfants, je ne sais rien de leurs rêves.

Je ne suis pas encore tout à fait remis des nouvelles qui ont déferlé en mai, carambolages envahissements effondrements, viol du ciel et des nuages, et voici, en juin, ces nouvelles de juin, pareilles à celles de mai, et pourtant j'ai si peu feuilleté les gazettes, si peu regardé l'écran, les nouvelles s'insinuent, s'imposent, marées journalières qui viennent déverser leur écume de cruauté, de bêtise et de malheur.

Sur le panneau rose du Garage il y a dessiné gracieux un nuage olive pâle en forme de cul.

C'est presque jamais comme ça, Mort Fée ne vient pas dans le songe, le coup de lune ne frappe pas la nuit, l'horreur n'est pas somnifère, mais aussi longtemps que je trime dans la trame de mes jours, — je veux dire: aussi longtemps que je suis de mon vivant, — je veux dire: aussi longtemps que ma longévité continue à se confirmer, — je veux dire, simplement: aussi longtemps que j'écris, libre à moi de faire évoluer Mort Fée comme ça me plaît, elle va, elle vient, elle se promène à ma seule guise, avec son fichu fichu, et puis aussi certain jour, pourquoi pas, en porte-jarretelles, je lui reluquerai toutes ses fesses puisqu'elle les a si belles, et puis d'ailleurs quand c'est vraiment sérieusement le moment,  ça ne s'appelle plus Mort Fée.

Ce qu'il y a : il y a une souris dans la salle de bain, un lézard dans la cuisine, une guêpe dans la chambre à coucher, une coccinelle dans les chiottes, il y a une blatte dans le vestibule, plusieurs araignées dans le galetas, une baleine sur le cerisier, une moule dans la culotte, un ourson sur la plage, une coquille sur la page.

La voile noire, elle est sur le mât de la nef qu'on a vue sur des gravures de bois dans les vieux folios de la BN. Ce qui m'excite & m'amuse, c'est que les gravures on peut se les approprier sans accroc: au nez de la BN et de toute la cohorte de cloportes à képi, on découpe ou décolle les gravures et les recolle en un endroit de son choix, pourquoi pas, c'est pas la BN le propriétaire, Marco Polo n'a jamais vu les images qui ornent son livre des merveilles, rien ne me revient aussi légitimement que les images, si je n'avais pas les images, je serais orphelin avec mes mots, la nef au mât à la voile noire me revient, elle met depuis toujours le cap sur moi, au gré des quatre vents, et quand elle perd la tramontane, elle cingle à dos de nuages et lambine et louvoie parmi mes vertes collines .

Si je n'ai pas l'image pour les mots, pourquoi les mots, à moi la nef et les mots de surcroît.

Avec un peu de chance, les jolies adolescentes égyptiennes qui batifolaient parmi roseaux & nénuphars existent encore, fines poudres chimiques disséminées dans la géologie nilotique, rien ne se perd quand tout est perdu. Qui osera encore, devant l'éternelle et frêle beauté des nénuphars, défendre le point de vue des âmes... ?

La trouille, c'est à cause de l'horizon, où malgré & contre toute attente la nef va surgir. Tu lis trop de romans ; tu ferais mieux d'écouter le flash de seize heures.

Et les mots, c'est tout ce qui me sert à faire venir l'image de la nef. Et quand il y a les images, je suis déjà moins nerveux moins émotif moins larmoyant moins trouillard. Après tout, c'est pas qu'à moi que ça arrive. La BN, c'est plein de nefs de ce genre, voile noire ou pas. Et là, pour le moment, où la nef arrive, j'y suis pas. Là où la nef arrive au gré des quatre vents, c'est pas à y être.

Ce qu'il y a encore : un hanneton dans la soupente.

Des éboulements, des coups de grisou, des coups de grâce, des raz de marée, des ressacs, des typhons, des décadences, des banqueroutes, des îles englouties, des montagnes éclatées, et on disait, c'est les dieux qui se vengent.

Mais ici dans mes alentours, c'est très athée, il n'y a de sacré que les lézards, les crapauds et les limaces, et ça vous rote et ronronne des psaumes sans piété aucune. Ça n'a rien de jésuitique. La seule preuve ici de Dieu, ce serait un geai paré des plumes du paon, mais le geai est assez joli tel qu'il est, et puis, sauf aux froidures de février il ne se montre de toute l'année. Quand en juin le geai jase c'est loin des oreilles.

Les musicologues qui viennent nous expliquer la tristesse de Mozart, évidemment je les conchie, — car c'est vraiment pas l'affaire des savants, le ré mineur.

Hypnos, maître du sommeil, fils de la Nuit et frère de Mort Fée, a dicté à Char quelques feuillets de petites proses ; j'achète le livre en hiver 1967, je vais m'installer à la terrasse de la Rhumerie, boulevard S. Germain, je lis ; quand on sait qu'on meurt et qu'on va mourir, c'est une telle prose qu'on écrit.

Qu'il n'a plus assez de fric pour prendre l'autobus, qu'il descend en ville acheter des aiguilles, la came vient de Hollande par la poste, deux grammes, depuis quelques jours je suis en manque, c'est chiant, et ça n'arrive pas, j'en suis à mordre l'herbe et le chiendent, enveloppe scellée au scotch pour pas qu'ils essayent à la vapeur, classique, si les veines sont dessus ou dessous, il veut savoir si j'ai des bouquins sur cette question, parce que les médecins ne veulent rien lui expliquer, l'un d'entre eux lui a même dit que les veines c'est partout (!!?), je n'ai que mon vieux Harvey, lui dis-je, je ne sais s'il peut te servir, c'était un big & famous savant, c'est lui qui a découvert tout ça, c'est des vieilles planches que j'ai carottées à la BN, lui dis-je, au nez des cloportes à casquette, il pue assez bien, je n'ai que cette salope de teeshirt, il le porte à manches longues, jusqu'aux poignets, à cause de la flicaille, dit-il, qui pourrait s'intéresser aux traces de piquouse sur les avant-bras, et il se retrousse: troué comme un oeuf de thé, parfois je shoote mal, dit-il, et tout le paquet part du mauvais côté, en aval, je vous dis, en aval, j'ai la main qui s'affole, un milliard de fourmis et de termites, j'ai peur de me bousiller la main, un jour elle me tombera, c'est sûr, mais j'arrête pas, et le pied, là je sais encore moins comment m'y prendre, les toubibs, c'est vraiment les derniers salauds, pas question de prendre son pied par le pied, et il se marre de me faire marrer, et peut-être que je ne saurai plus marcher, dit-il, désagréable, la main, malgré les termites, tu marches.

Il y a des éruptions des affaissements des débâcles des avanies des cyclones de la mitraille, — les bétons autant que les plâtres tombent en poussière, les cadavres vite pourrissent, se dessèchent, le sang est décoloré non seulement par le soleil mais encore par la farine plâtreuse, alors c'est déjà moins horrible.

Nous ne comptons pas les hommes ici, parce que ça n'a pas de sens, ces centaines de millions par paquets de chiffres, nous feuilletons les magazines aux photos couleur, nous nous coupons les ongles à intervalles réguliers, sur les images on voit des pays lointains, des îles inconnues, des éruptions qui sont à voir, pas à souffrir, des rituels repoussants, parfums et puanteurs, un type déserte les millions de millions et grimpe sur les pentes du Népal, et arrivé en haut il regarde les panoramas que personne n'a jamais vus, il ramène des images que les magazines reproduisent, et nous regardons le monde d'en haut, comme les anciens dieux, puis nous nous coupons encore les ongles, quelques-uns achètent des tickets d'avion, là aussi il y a des panoramas à voir, toutes les Alpes d'un seul coup d'œil. Effraction inversement proportionnelle quant à la distance mais analogue quant au défi : le paysage de la vulve visitée par le détail, anfractuosités, crêtes et ravines, canyon féerique d'une extravagante, lunatique et bizarre beauté. Il n'est pas possible d'imaginer les hommes : les hommes toujours ne sont que des images et des chiffres.

Tous les conidés, qui sont mollusques à coquille conique, dont le Conus geographus (Linné) possèdent une glande venimeuse dans la tête et une série de minuscules dents radulaires en forme de harpon, servant à injecter un venin neurotoxique dans la peau de la victime, ils tuent par morsure ou par piqûre, selon. (Je note et retiens ça, non seulement par utilité et précaution, mais encore à cause de dans la tête.)

Tout le temps que je regardais Pascale Ogier dans son dernier film, je la regardais morte. Il y a quelques années, un artiste, Benjamin Baltimore, l'avait mise à la place de Vénus sur la coquille de Botticelli. Alors tout le temps que je regarde Pascale Ogier, je la regarde nue.

Elles ne sont pas, les fleurs, comme nous, qui sommes pudiques & triviaux, elles sont lascives & sublimes, portent le sexe en plein visage. Après tous ceux et malgré tous ceux qui ont noté ça, j'ai besoin de noter ça, car avant que je le note, on ne l'avait pas vraiment noté, puisque j'ai une manière de noter - faut-il le noter ? - qu'ils n'ont pas.

Et pourtant c'est la pudeur qui est excitante, je vois des pudeurs jusque dans la pornographie, les cuisses quand elles sont encore jointes, on n'est pas sûr si elles vont s'écarter. La beauté d'un sexe, c'est toujours par effraction.

Quarante siècles avant Harvey les Chinois savaient que le sang transite dans l'organisme, qu'il y a nécessairement un rapport d'analogie entre le cycle du sang dans les vaisseaux et celui des astres dans le ciel. Il n'y a pas de rivalité entre ces savoirs, ce sont savoirs qui s'ignorent réciproquement ; et pourtant, le savant chinois et le savant anglais savent la même chose ; et l'ignorance étanche et intense où je suis s'accommode bien de cet amalgame.



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